mardi 6 janvier 2015

Séminaire de recherche: "La fabrique de la ville à l’ère du numérique : formes et expériences de l’urbain"

Afin de nourrir le troisième programme de recherche de l'Ensci/Les Ateliers consacré à la "Fabrication numérique: Techniques, éthique, esthétiques", Catherine Saracco, Directrice de la recherche & l'international ainsi que Jeanne Quéheillard, théoricienne du design et enseignante-chercheuse à l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Bordeaux conduiront au printemps 2015 un séminaire de recherche consacré à "la fabrique de la ville à l’ère du numérique : formes et expériences de l’urbain".


Ce séminaire réunira les intervenants suivants: Beatrice Mariolle, Laboratoire IPRAU, Ecole d’architecture Paris-Belleville ; Claire Petetin, Architecte, Laboratoire LéaV, Ecole Nationale Supérieure d’architecture de Versailles ; Jean Francois Dingjian, Designer, Ensci/les Ateliers ; Justina Swat, Wikihouse ; Alain Renk (UFO/agence d’architecture R+P) : projets Villes sans limites ; Ekim Tan, Fondatrice de Play the City, TU Delft ; Nicolas Magret, artiste ; Rand Hindi, Fondateur de Snips; Arnaud  Banos, ancien directeur de l’Institut des Systèmes complexes de Paris, urbaniste, directeur de recherche CNRS.

1. Objectifs de l’enseignement

 - familiariser les étudiants à une démarche réflexive
 - développer une pensée réticulaire
 - construire des propositions originales de recherche en design

2. Problématique 
La révolution numérique a durablement impacté la production architecturale et le design. Les nouvelles technologies ont permis l’hybridation des approches et des styles, généré des pratiques inédites d’architecture interactive et modifié en profondeur l’activité conceptuelle des architectes et designers. Parallèlement, la montée en puissance de l’innovation ouverte a favorisé des démarches collaboratives d’intervention sur la ville qui questionnent le sens et les finalités des projets urbains. 
Le spectre des transformations est large et la « ville numérique » cristallise, à l’évidence, de nombreux discours et écoles de pensées. En partant des théories développées par des designers, architectes, sociologues et philosophes, ce séminaire a pour objectif de tirer au clair certaines prises de position afin de mieux évaluer les promesses mais aussi les limites de la culture numérique dans le champ du design et de l’architecture. Que sont devenues les visions de l’Architecture Radicale qui, face à la crise de la modernité rationaliste, dissolvaient la ville, l’architecture et le monde des objets dans les réseaux de communication et de marchandises ? Les concepts plus récents de ville générique et de Junkspaces de Rem Koolhaas sont-ils suffisants pour analyser les derniers développements de la ville contemporaine ? Que deviennent les imaginaires d’une open-city face aux problématiques de cloisonnement et de remaillage urbain (gated communities, edge city, urban sprawl) ? De quelles manières les pratiques d’architecture open-source réinterrogent-elles les modalités de l’implication citoyenne ? Un travail rétrospectif sur les conceptions de la ville depuis la modernité jusqu’aux constructions critiques de l’architecture radicale et du postmodernisme nous permettra de clarifier les visions de la ville afin de mieux appréhender les mutations contemporaines sur le devenir urbain.

Dans un second temps, nous verrons de quelles manières les outils de conception paramétrique affectent les processus de conception du projet architectural et urbain et marquent l’évolution vers une architecture de plus en plus modulable, éphémère et flexible. Dans ce contexte, la convergence qui s’amorce entre l’impression 3D, la robotique et les sciences du vivant sera l’occasion d’ interroger les nouveaux contours et usages de la ville du futur. Quelles nouvelles approches de la matérialité laissent augurer les « living cities » du futur ? De quelles manières cette nouvelle condition urbaine transforme-t-elle notre relation cognitive et sensible ? La ville du futur est-elle celle des opportunités inimaginables ?

3. Déroulement 
Ce séminaire est conjoint à l’ENSCI/Les Ateliers et à l’Ecole des Beaux-Arts de Bordeaux.
Il s’organise autour de 4 sessions d’une journée sur un semestre et est crédité d’ECTS (30 H).

-       Session 1 : Retour sur la modernité
-       Session 2 : De l’architecture radicale à la ville générique
-       Session 3 : Présentation de projets
-       Session 4 : « Living cities » : la ville entre informatique et technologies du vivant

Les journées sont construites autour de 3 temps forts :

-       Exposés d’étudiants et mise en débat (3h)
-       Invitation d’un intervenant avec présentation de projets, interview et discussion (2h)
-       Intervention d’un designer de l’Ensci sur la problématique de la journée et ouverture à d’autres questionnements (2h)

4. Détails des sessions

a. Retour sur la modernité

Avec la révolution numérique, les attributs hypermodernes de la ville riment dorénavant avec complexité, flux, informations et réseaux.
Dans un contexte de ville diffuse dominée par l’instabilité, les phénomènes de polycentralité et de superposition des espaces et des temporalités, comment les démarches de conception urbaine évoluent-elles ? Les principes d’une architecture moderne comme intention et détermination sont-ils encore opératoires ou l’architecture devient-elle précaire, liquide et éphémère? Qu’advient-il des attributs constitutifs de la ville européenne (centralité, histoire, contexte, identité..) et des modèles universalisants de planification urbaine chers à Gropius ou à Le Corbusier ? Comment la généralisation des outils numériques impacte-t-elle l’activité conceptuelle des architectes et vient « retravailler » certains principes modernes comme « forme suit fonction » (Sullivan)?

Enfin, lorsqu’on parle de culture numérique, on y associe également l’émergence d’une architecture spectacle centrée sur l’objet et le produit. Prenant le contre-pied de ce phénomène, des nouvelles pratiques du "faire-ensemble" voient le jour (Francis Kéré ; Wang Shu) et plaident pour une "architecture du milieu" en instaurant un dialogue entre nouvelles technologies et spécificités culturelles. Que nous disent ces pratiques collaboratives sur la tension entre universalité/singularité et sur les vertus de l’hybridation, de l’échange et de la transmission ?

Propositions d'exposés :
1. Qu’en est-il  de « la  forme suit fonction » ?  La valeur du contexte et de la forme à l’heure de l’hyperville.
2. La ville : un mythe moderne ? De Gropius au Corbusier.
3.  Les contre-exemples de l’architecture-produit : les initiatives de Francis Kéré et Wang Shu.


b. De l’architecture radicale à la ville générique

La standardisation des espaces, la reproduction indifférenciée des mêmes expériences en tout lieu sont souvent évoquées comme le trait principal des métropoles contemporaines. L’ascenseur, la climatisation, le faux plafond ont façonné un espace urbain hors contexte qui, à l’heure actuelle,  est fortement sujet à  caution. Aujourd’hui, l’intégration des nouvelles technologies remet en question l’idée même de ville générique pour aller vers des formes singulières, des constructions hétérogènes, et la multiplication des signes.
Souvent portées par un engagement politique, les pratiques open source se multiplient avec pour ambition de remettre la conception urbaine dans les mains de l’usager. Peut-on construire une filiation entre ces pratiques collaboratives et les utopies des années 60 liées à l’autoplanification et à la créativité sociale ?.

Par ailleurs, à l’heure ou les réseaux numériques sont un outil de connaissance de la ville, doit-on considérer que le cyberespace dédouble et enrichit les espaces urbains ou assiste-t-on à un découplage entre la physicalité figée de la ville d’une part, et la dématérialisation des flux informationnels, d’autre part. Quelle capacité réelle avons-nous à « habiter » l’infrastructure et les réseaux de communication ? Quel type de nouveau rapport au cadre bâti, les pratiques interactives en architecture construisent-elles ? Vers quelle appropriation de la ville nous conduit le cyberespace ? Quels sont les outils et modèles d’action des « designer urbain » dans les processus de création ?

Propositions d'exposés :
1.  L’open city : l’urbanisme collaboratif en question.
2. Superstudio et Archizoom : des utopies perdues ?
3. Les nouveaux champs d’intervention des architectes et designer urbain.



c. « Living cities » : la ville entre informatique et technologies du vivant

La ville se fabrique aujourd’hui à partir de programmes et de projections où les données tiennent une place essentielle.
En tant qu’outils de management des services urbains (gestion des consommations énergétiques; déplacements ; recyclage des déchets ; services de géolocalisation..), les données soulèvent des espoirs dans une régulation plus efficace et plus écologique du métabolisme urbain. A quel modèle de ville nous renvoie cette approche néo-cybernétique?. Quels imaginaires se développent à partir d’une ville pilotée comme un système ?.

Par ailleurs, le big data est en train de renouveler les méthodes de planification urbaine et de conception architecturale. En intervenant en amont de la conception, les données permettent des échelles de complexité inédites et enrichissent les niveaux de lecture du territoire. En architecture, les outils paramétriques font apparaître une multitude d’usages pour davantage de modularité et de flexibilité selon les besoins et stimuli du monde extérieur. De quelle manière la conception paramétrique transforme-t-elle les formes et les innovations d’usage dans la ville ? Quel type d’expériences fait-elle émerger en intégrant des paramètres environnementaux (climat, lumière, pollution..) ?

Enfin, la maîtrise des technologies du vivant reconfigure les matérialités urbaines.  Le vivant s’invite dans la fabrication de l’architecture avec des matériaux et des systèmes toujours plus interactifs. Nous assistons à une nouvelle appréhension des formes qui ne relèvent plus exclusivement d’une composition esthétique mais qui incorporent des nanobiotechnologies et les dernières recherches sur les matériaux émergents. Quelles atmosphères urbaines font-elles émerger ? Dans le contexte d’une porosité accrue entre un dehors et un dedans, comment l’individu et la place du corps se réinventent-ils ?

Propositions d'exposés
1. Data et militarisation de l’espace public
2. Prouesses et limites de l’architecture paramétrique
3. Technologies du vivant et nouveaux imaginaires pour la ville.
      

5. Bibliographie 

1er session : Retour sur la modernité

- Choay, Francoise, L’urbanisme, utopies et réalités, le Seuil, 1965
- Gropius Walter, Architecture et société, Editions Du Linteau, 1995
- Sullivan, Louis, Forms follows function, Editions B2, 2011
- Branzi, Andrea, No-stop City, 1967, édition Hyx, 2006
- Branzi, Andrea, Nouvelles de la métropole froide : design et seconde modernité, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1992
- Rowe Colin, Koetter Fred, Collage City, Centre Georges Pompidou, 1993
- Réenchanter le monde : l’architecture et la ville face aux grandes transitions, catalogue d’exposition sous la direction de Marie-hélène Contal, Collection Manifesto, 2014

2 session : De l’architecture radicale à la ville générique

- Koolhaas, Rem, Junkspace : repenser radicalement l’espace urbain, Edition Payot et Rivages, 2011
- Architectures non standard, Catalogue d’exposition du Centre Pompidou, sous la direction de Frédéric Migayrou, Editions du Centre Pompidou, 2003
- Branzi, Andrea, No-stop City, 1967, édition Hyx, 2006
- Branzi, Andrea, Nouvelles de la métropole froide : design et seconde modernité, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1992
- Picon, Antoine, Culture numérique et architecture - Une Introduction, Birkhausen, 2010
- Sennett Richard, « La ville ouverte » dans L’esprit des villes, sous la direction de Thierry Paquot, ed. Infolio, 2014
- Violeau, Jean-Louis, L’utopie et la ville après la crise, épisodiquement, Sens&Tonka, 2013

4 session : Living cities : la ville entre informatique et technologies du vivant

- Picon Antoine, Smart Cities : Théorie et critique d'un idéal auto-réalisateur, Editions B2, 2013
- Graham Stephen, La militarisation de l’espace urbain : la ville sous contrôle, La découverte, 2012
- Banham, Reyner, L’architecture de l’environnement bien tempéré, Restitutions, 2011
- Rahm Philippe, Architecture météorologique, Archibooks, Paris, 2009
- Interactive Cities, N°6 dans Anomalie digital arts, Dir. Edition : Valérie Châtelet
- Andrasek, Alisa, Biothing, collection Hyx, 2009






vendredi 20 juin 2014

Reprendre la main sur le "faire"

par Catherine Saracco et Camille Bosqué


Les 15 et 16 mai derniers se sont tenues au Cnam deux journées "Ateliers des possibles" consacrées à l'émergence de "tiers-lieux de fabrication". Camille Bosqué, doctorante en esthétique entre l’université Rennes 2 et l’Ensci (dont les recherches portent sur ces sujets) faisait partie du comité scientifique d’organisation. Cette manifestation pluridisciplinaire croisait essentiellement des approches issues des théories de l'organisation, de la sociologie de travail et du design, illustrées par des témoignages de terrain et des pratiques autour du mouvement Maker en France et à l'étranger.
Pour examiner les enjeux contemporains liés au développement de ces FabLabs, hackerspaces ou makerspaces, différentes questions étaient au centre des débats, qui touchent autant à la question des communautés,  aux formes de travail associées qu'à la place de ces tiers-lieux dans le contexte d'une globalisation des pratiques et des modes de fabrication.
À l'heure où ces sujets ont le vent en poupe et sont largement relayés par les pouvoirs publics et les médias, cette manifestation qui a attiré plus de quatre cents personnes a été traversée par des débats critiques et passionnés. La notion de communauté a été reprise à différents niveaux, questionnant les nouvelles formes de sociabilité et les valeurs de partage revendiquées par ce mouvement qui essaime aujourd'hui partout dans le monde.
Ces communautés dites "ouvertes" défendent une vision du monde où convergent différents milieux socio-culturels dans un idéal de "démocratisation des outils de fabrication" et de réappropriation de la technique. Au-delà des principes socles de ce mouvement, les questions d'intégration, de modes de régulation et de pérennisation de ces démarches ont été soulevées sans complaisance de même que l'élan messianique qui teinte par endroit cette mouvance, pour certains associée à un phénomène de mode.
N'y a-t-il pas lieu d'interroger l'éventuelle remise en jeu de formes de domination sociale ? Ces lieux sont-ils réellement aussi démocratiques et horizontaux qu'ils l'affichent ?
Mais la question de la communauté doit être reliée à la qualification même de ces lieux : lieux de fabrique, ateliers partagés, "laboratoires de fabrication", espaces d'autoproduction. Que produit-on, si l'on produit effectivement quelque chose ? Pour quels enjeux, quelles finalités, pour porter quel message ? Avec quel jeu d'acteurs ? 
Ces nouvelles pratiques d'empowerment parfois proches du bricolage interrogent en creux les contours du métier de designer, ainsi que son économie de projet dans le contexte d'une relocalisation des savoir-faire et de valorisation des circuits-courts. Une mutation est indéniablement en cours, associant le designer tantôt à un médiateur, un artisan, un "maker", un co-producteur, brouillant les lignes classiques ou historiques de sa profession. Ce faisceau de questionnements est d'ailleurs au travail dans les ateliers de projet de l'Ensci et approfondi avec différents éclairages par le département de la recherche de l'ENSCI.

Néo artisanat ou proto-industrie ?


"It's more a movement than a market", écrit Mark Hatch, le fondateur de TechShop, dans The Maker's Manifesto. Ces ateliers partagés, dans la lignée du mouvement Maker, font l'hypothèse d'un changement d'échelle. La notion d’autoproduction, présente dans de nombreux débats, implique pour celui qui s’en réclame de prendre en charge lui-même la conception, la fabrication et la distribution de son objet. Les nouvelles pratiques liées à la fabrication numérique et les FabLabs posent la question de la fabrication en dehors des schémas industriels dépendant d’une autre échelle, plus locale. La question du marché et de la valeur économique est souvent écartée au profit de "pratiques indisciplinées" et d'une vision radicale et alternative. Ces pratiques se manifestent par une forme d’autonomie et se réclament d’une réappropriation du travail et d’une redéfinition du lien social, qui se rapproche de l’idée d’”utopie concrète” développée par André Gorz. Le système technique dans lequel nous évoluons et que ces communautés font progresser apparaît comme étant intimement lié au politique. Le manifeste Internum présenté par Franck Cormerais lors du colloque est d'ailleurs un condensé de ces idées, qui proclame "qu’il existe en dehors d’une dystopie programmée, un avenir radieux où la technologie est au service d’un développement équilibré entre humains, machines et écosystèmes."
La production à l'oeuvre grâce aux machines numériques entre également en écho avec certains savoir-faire artisanaux. Ils sont complétés, augmentés ou redessinés par la rencontre entre techniques traditionnelles et dispositifs de fabrication assistée par ordinateur. L'exemple donné par le FabLab du Cerfav est à ce titre éloquent, qui adosse les secrets d'atelier du verre à des conceptions d'outils ou de moules que seule la fabrication numérique peut permettre. Là où certains ateliers considèrent les productions des machines numériques comme étant une fin en soi, les artisans verriers emploient les particularités de l'impression 3D et de la découpe laser pour concevoir des supports techniques ou des contre formes éphémères qui accompagnent la production d'objets soufflés ou moulés. La revitalisation de certaines cultures artisanales par l'outil numérique apparaît comme une piste à explorer pour mesurer le potentiel de la fabrication numérique à cette échelle, dans un prolongement de certaines valeurs des Arts & Crafts. L'autoproduction telle que pratiquée par les fondateurs la boutique londonienne Unto This Last, dont la filiation avec John Ruskin ne saurait être plus claire, incarne cette ligne brouillée et parfois ambiguë entre artisanat et design, entre production proto-industrielle et fabrication à façon.
Les "fabriques de quartier", comme La Nouvelle Fabrique au CentQuatre et WoMa prouvent également que différents modèles économiques sont possibles pour ces FabLabs et autres tiers-lieux, qui confondent d'ailleurs souvent co-working, "espaces de sociabilité" et fabrication numérique.
Plusieurs discussions entre le public et les intervenants ont également révélé une certaine attente sur des questions de formation, l'émergence des FabLabs et autres makerspaces pouvant être perçue comme une réhabilitation progressive des métiers dits "manuels", vivier potentiel pour recruter des jeunes à l'heure où les formations dites "techniques" souffrent en France d'une assez mauvaise réputation. Cette culture de l'apprentissage et du "faire", défaillante en France, pourrait alors par le biais de ces tiers-lieux de formation informelle, refaire surface. L'idée de "faire un pont entre des générations et des cultures différentes" a été d'ailleurs souvent évoquée. Dans la droite lignée des thèses défendues par Richard Sennett, le savoir-faire de métier peut être dans ce sens un moyen de requalifier le travail, vers un autre modèle politique. Le discours porté par les fondateurs du FacLab met d'ailleurs clairement en avant la volonté de valoriser la fabrication numérique comme lien entre "ceux qui ont la culture de l'ordinateur et ceux qui ont la culture du bricolage et de la main".

Au FacLab à Gennevilliers, février 2013 (Camille Bosqué)

Les données de nos objets


La nouvelle économie de la production au travail dans les ateliers et tiers-lieux de fabrication apparaît comme un refus de l'éclatement de la chaîne de production telle qu'envisagée par la grande industrie. 
La grande industrie de Marx, basée sur la centralisation des moyens de production et la séparation entre le lieu de production, le lieu de consommation et l'habitat serait donc arrivé à son terme. Le prolongement des valeurs de l'Open Source et du logiciel libre dans le hardware et dans la fabrication semble aller dans ce sens, encourageant au passage certains fantasmes copieusement relayés par les médias de "l'usine au salon". Cela s'incarne finalement dans de nombreux projets, qui mèlent relocalisation et circuit-court en revendiquant une transparence et une confiance. Il s'agit de montrer comment les choses sont faites, de révéler les coulisses de la fabrication, de donner à chacun la possibilité de s'emparer de certains paramètres pour faire soi-même, adapter, modifier, "s'approprier". Ces modes exploratoires qui se dessinent en dehors de l'industrie classique et des institutions définissent un rapport alternatif à la production d'objets et mettent en avant des pratiques "indisciplinées" avec des degrés de contestation des modèles existants très variables. La revendication totale d'autonomie et de partage a trouvé sa démonstration par la voie de Christophe André, pour qui "le design consiste à créer une documentation (plan, détail de construction...) d'un objet ou d'un système, situé à mi-chemin entre l'art et la science."
La question de l'Open Design ou du "design libre", au coeur de nombreux débats, prouve que ces paradigmes encore expérimentaux cherchent encore à formuler leurs principes. L'économie du partage, les biens communs et l'importance d'encourager un progrès collectif et une innovation "ascendante" ou contributive infusent jusque dans les plans de certains objets et perturbent les contours habituels de la pratique du design, que la démocratisation des outils de fabrication numérique semble pouvoir ébranler. De nouveaux standards et de nouvelles façons de fabriquer - en petite série ou à la pièce - sont sans cesse mis à l'épreuve, par des démarches qui se revendiquent du design tout en imposant de fait une nouvelle définition du métier, hors des institutions et des cadres classiques de l'innovation.
Objets à finir, objets à compléter, design paramétrique ou métadesign : les produits de la fabrication numérique et ce redécoupage de l'action collective jouent avec certaines données, la "documentation", telle que définie par Massimo Menichinelli dans sa présentation au colloque étant souvent présentée comme une exigence principale. Les données qui forment les objets qui naissent de ces techniques encore souvent balbutiantes peuvent être captées dans nos environnements, comme dans le travail de Mischer & Troxler The Idea of a Tree, ou déterminées par les besoins ou envies de chacun. Si les travers les plus durs de la customisation ne sont pas loin, il apparaît néanmoins qu'un nouveau langage formel se définit peu à peu, où l'aléa et la variation dans la forme sont déterminantes.

"Réenchanter le monde"


Il est intéressant de constater que l'émergence de ces nouvelles pratiques du "faire-ensemble" s'annonce aujourd'hui comme une tendance de fond qui, au delà du design, pollinise aussi le champ de l'architecture. Comme l'illustre la récente exposition "Réenchanter le monde" à la CIté de l'architecture et du patrimoine, de nombreux architectes organisés en réseau à l'échelle internationale s'éloignent d'une posture centrée sur l'architecture comme produit ou objet et ouvrent le champ à des pratiques collaboratives pour une "architecture du milieu" en prise avec les ressources et spécificités culturelles où elle se déploie. Porté entre autres par les japonais Shigeru Ban (Pritzker Prize 2014) et Wang Shu ou encore l'architecte burkinabé Diébédo Francis Kéré, cette nouvelle mouvance se détourne des modèles de construction en vigueur, revisite des techniques vernaculaires, célèbre le retour des matières locales et ce faisant, réhabilite les vertus de l'échange et de la transmission.
Simultanément, certains architectes empruntent des chemins proches, revendiquant un engagement politique, voire une résistance. Ils mettent à disposition des utilisateurs des modèles constructifs, réinterpréatables et adaptables selon les envies ou les besoins. Mais là où ces initiatives sont véritablement transformatrices de la société parce qu'opérant en situation d'interculturalité et donc d'hybridation des pratiques, d’autres approches de type architecture Open Source comme que le projet Wikihouse tendent peut-être, malgré eux, vers une forme d’uniformisation du cadre bâti.
La question des défis socio-économiques associée aux technologiques additives a été également abordée en pointant notamment les risques sanitaires résultant d’une exposition à des matériaux ou solvants toxiques. Par ailleurs, la fabrication d’objets non standards issue de ces espaces de production se heurte aujourd’hui à un vide juridique en l’absence de procédures de certification et de mise en conformité de ces objets. Qui est en effet juridiquement responsable en cas d’accident ?
Enfin, en période de contraction des coûts dans le secteur privé, les nouveaux espaces de conception et de fabrication apparaissent comme une chance à saisir pour les entreprises qui n’hésitent pas à externaliser une partie de leur R&D.
En filigrane des questions soulevées pendant les deux journées du colloque Ateliers des possibles se devine la question d’une action nécessaire à mener pour faire face à une période de crise ou de transition. Quelque chose doit changer, des “possibles” sont à élaborer. Dans un contexte décentralisé, les tiers-lieux de fabrication et autres initiatives contributives de conception et de construction mettent en jeu une nouvelle économie de projet pour le designer ou l’architecte. L’appropriation et le travail autour des technologies de fabrication numérique telles qu’elles se présentent désormais aux mains du “grand public” reste à finir ou à qualifier. Quelles sont les formes à venir pour le monde de demain ? Quelles sont les limites de cet exercice de style auquel les designers peuvent se prêter et qui perturbe les définitions classiques du métier ?

Pour aller plus loin :



Anderson, Chris. Makers : La nouvelle révolution industrielle. Paris: Pearson, 2012.
Gorz, André, and Utopia. Manifeste Utopia. Lyon: Parangon, 2008.
Hatch, Mark. The Maker Movement Manifesto: Rules for Innovation in the New World of Crafters, Hackers, and Tinkerers. McGraw-Hill Professional, 2013.
Hippel, Eric Von. Democratizing Innovation. Édition : New Ed. Cambridge, Mass.: MIT Press, 2006.
Rifkin, Jeremy. la troisième révolution industrielle. Arles; Montréal (Québec): ACTES SUD, 2013.
Sennett, Richard. Ce que sait la main : La culture de l’artisanat. Paris: Editions Albin Michel, 2010.
Stiegler, Bernard. Réenchanter le monde : La valeur esprit contre le populisme industriel. Paris: Editions Flammarion, 2008.
Gershenfeld, Neil. Fab: The Coming Revolution on Your Desktop--from Personal Computers to Personal Fabrication. New York: Basic Books, 2007.


mardi 13 mai 2014

Symposium "What's on" CUMULUS Aveiro 2014

by Catherine Saracco & Aude Berthier

Here are the most striking ideas gathered from the symposium


 What’s on: Shifting Education


« When Design Is Not A Science » was an invitation to identify design research as a material thinking action. The academic legitimacy based on the hegemony on the text is thus being questioned: design research is engaged in reality and encounters the sensual and material world. But, simultaneously, the world of artefacts fails to produce a sound knowledge by itself. This raises the question of the appropriate methods to reflect on practice-led design research processes.

« The Specialized Generalist: Art & Design and the Osmotic Oxymoron ». We also heard that the designer today is a specialized generalist, and that design research as a heuristic process makes it tricky to make creative processes tangible.

« Redesigning Design Education: Project-Based Learning and Spatial Education » looked into the dissemination of project-based learning methods in the civil society. Building bridges between academia and society appears to be a major issue in order to shift the way we traditionally think education. Bottom-up education, community centered project, citizens empowerment, organic vs. hierarchical leadership… were just so many notions expressing the need for undertaking real-life projects.


What’s on: Social Engagement


« Bringing Design to Life: Anthropological Considerations on the Social Implications of Design »: this was an attempt to define « social design » not by referring to the world of artefacts, which are already embedded in a constructed reality (the Dasein), but as a way to perform social ongoing processes.

« Social Interventions on Urban Borders ». Along a partly demolished border area in Shanghai where poor Chinese inhabitants are accommodated, design students from Tongji University helped making this place more comfortable and socially alive.
This immersive research practice gathering different stakeholders consisted in a bottom-up process, with informal communication processes and different levels of implication between the designers, inhabitants and the University. This raised the question of the relevant methodological tools to be used at the interface of practice and academia, in order to convey faithfully ethnographic experiences.

« New Services Models and New Services Places in Time of Crisis » was presenting a kind of Fablab services network in Milan where the very notion of service is completely reshaped by citizens’ new responsibilities: they are becoming both users, providers and connectors acting for the wellbeing of those who are in need.

« Urban Farming: Aesthetic Interventions and the Right to Public Place » introduced a project in Canada aiming at reframing the social-spatial dynamics through urban gardening.
This form of design activism raises the question of how politics interplay with social environment through an aesthetic claim. It also questions the prevalence of an over-design way of looking at social issues, in which the designer’s professional skills may be overestimated.

« On the Conditions for a Collaborative Practice in Design »: “open design” is nowadays considered as a generalizing practice among designers and is often presented as an alternative to mass production. Thus, a new dynamics is shaping up where copyright objects coexist with open source systems (both designed by designers), enabling users to have access to design contents and to modify, assemble and distribute them by their own means.
In a nutshell: in the future, will the designer cease completely to design original objects to merely become an open source systems creator and provider?


What’s on: Cultural diversity


« Local/Global Antagonisms: Cultural Analysis of the Contemporary Bathroom and Its Elements in Turkey » rendered the results of an ongoing doctorate research led at Izmir Institute of Technology, focused on a group of Turkish persons aged from 35 to 70. The main purpose of the investigation was to examine the cultural uses of the traditional bathroom (Turkish toilet) and to compare it with the apparition of “western” furniture (shower-stall, French toilet). In the end, the group of interviewees showed to adapt and reinvent the design scenarii of the bathroom, mixing Turkish and Western habits (for instance, they installed a stool inside the shower-stall in order to proceed conveniently to the religious ritual of ablutions).

« Notes from Complex Times: Reflections on Teaching and Learning in an Art & Design Foundation Program in Doha, Qatar » recalled the teaching experience of a Canadian professor at the Virginia Commonwealth University in Qatar. In terms of attendance, art and design programs are traditionally neglected to the profit of sciences (as they are perceived positively considering science students employment rates). Last year, students of the Art and Design Foundation displayed a series of interactive design short video clips picturing Qatari women’ condition and statute. This proved to be a token for design’s power to explore social contemporary issues. It also showed that design is in fact a multicultural tool, where Middle Eastern and Western culture and creativity combine.